Nous publions ici le Manifeste des archivistes italiens 2016, à l’invitation de l’ANAI, pour témoigner de notre solidarité avec nos collègues de la Péninsule.
Manifeste des archivistes italiens
2016
Sommaire. Pourquoi sommes-nous si inquiets ? A quoi servent les archives ? A quoi servent les archivistes ? Pourquoi les archives sont-elles invisibles ? Les racines complexes de la crise. Les avatars des archives par les temps qui courent. Quelques éxemples concrets de l’utilité des archives.
Pourquoi sommes-nous si inquiets ?
Les citoyens italiens, tout comme ceux de beaucoup de pays, s’inquiètent de la crise économique, sociale, politique de l’Italie, de l’Europe, du monde entier.
Ce sont des crises évidentes aux yeux de tous, même si l’on n’est pas d’accord sur les remèdes à introduire.
Les archivistes italiens partagent les inquiétudes propres à tous les citoyens et y ajoutent celle découlant de la crise des archives – publiques surtout – de leur pays.
Pourquoi? Les grandes inquiétudes générales ne sont-elles pas suffisantes?
Le grand public et le monde politique ont tendance à sous-estimer la situation dans laquelle se trouve, après une quinzaine d’années de dégradation progressive, le patrimoine archivistique italien. Peut-être ignore-t-on aussi les richesses d’un héritage historique unique au monde et l’utilité d’instruments archivistiques quotidiens rigoureux pour l’efficacité opérationnelle immédiate.
En général on ne partage pas encore la conscience du lien profond existant entre des archives produites par un sujet et accumulées rationnellement au cours des activités courantes, et la mémoire de ce même organisme gardée sur le long terme, pour des finalités juridiques et culturelles.
L’idée que les archives doivent être conçues comme un ensemble unitaire, quoique traversant plusieurs phases dans leur vie, n’a pas encore fait tout son chemin. Il n’est pas évident pour tous qu’assurer une bonne organisation des documents dès l’origine, permet d’une part de répondre mieux et tout de suite aux défis quotidiens et d’autre part de laisser, après tri et sélection, un témoignage durable et fiable des fonctions exercées.
Pour certains citoyens, les archives publiques représentent leur unique patrimoine précieux, avec les trésors artistiques et les paysages du pays.
Car, étant la mémoire de tous, les archives témoignent de chacun.
Même si cela est faiblement perçu en dehors du cadre de la profession, les archivistes sont persuadés que les archives sont un bien qui appartient à tous, qu’il faut utiliser au mieux aujourd’hui pour le léguer aux générations futures. Ils ont l’audace de croire qu’ils rendent un service d’une grande utilité sociale, ce qui semble confirmé par la complexité croissante de la législation italienne relative aux archives, adoptée au cours de ces derniers vingt-cinq ans. Il s’agit de permettre la transparence administrative, la sauvegarde de la vie privée, la séparation de la responsabilité administrative d’appliquer les directives et celle politique d’en contrôler les résultats, la protection et la mise en valeur des biens culturels, la production et la gestion des archives « nées » numériques (les plus difficiles à conserver), etc…
Un long chemin reste à parcourir pour que les documents électroniques ne soient plus considérés comme un monde à part, confié seulement aux soins – pourtant indispensables – des informaticiens. Ces documents devraient en effet être insérés de manière organique dans des systèmes archivistiques qui sont parfois totalement numériques, mais plus souvent hybrides, c’est-à-dire composés de documents logiquement liés entre eux sur la base des fonctions exercées, mais physiquement séparés étant localisés sur des supports différents.
Ce travail, à tous égards passionnant parce qu’il est au service du citoyen et de l’intérêt public, se déroule dans des conditions qui sont devenues de plus en plus difficiles.
Les difficultés de la crise actuelle se font sentir soit sur les archivistes, agents des institutions publiques et des grandes organisations privées (réduction de personnel et des ressources dédiées), soit encore plus profondément sur les archivistes qui exercent la libre profession, réduits souvent à chercher des travaux occasionnels génériques ou loin de leur spécialisation.
La situation des archivistes d’Etat, fonctionnaires du Ministère des biens et activités culturelles et du tourisme, n’est pas sans soucis. Ils travaillent dans le cadre de deux typologies de bureaux périphériques : les « Archives d’Etat » et les « Surintendances archivistiques ».
Les Archives exercent la tutelle sur les archives des administrations de l’Etat, reçoivent périodiquement leurs documents ayant valeur permanente juridique et historique, les classent, en rédigent les inventaires, les conservent, les rendent consultables et les valorisent par des activités culturelles. Les Surintendances par contre se dévouent à la tutelle des archives publiques non étatiques et à celles de valeur historique conservées par des particuliers.
Archives d’Etat et Surintendances archivistiques, malgré une légère inversion de tendence récente, souffrent depuis des années de restrictions budgétaires draconiennes et ont été saignées par la réduction du personnel, les agents retraités n’étant plus remplacés depuis longtemps.
En 2011 déjà, l’Association des archivistes avait dénoncé que la situation se dégradait de plus en plus. A cette occasion on avait utilisé un slogan inspiré d’Agatha Christie “Et puis ne resta personne…” (“And then there were none” est le titre par lequel a été rebaptisé le roman policier appelé à l’origine “Ten little niggers”).
A cela il faut ajouter la menace récurrente, plusieurs fois évitée in extremis, visant à fusionner les deux directions générales des Archives et des Bibliothèques, quoique au niveau des surintendances territoriales on ait déjà très récemment mis en oeuvre l’unification des fonctions que certains, superficiellement, considèrent comme analogues.
A quoi servent les archives ?
Les archivistes se rendent compte que tant d’inattention découle le plus souvent d’une sous-estimation de leur rôle qui est en fait très répandue. Il faut donc légitimer à nouveau ce métier mystérieux, en répondant aux questions de ceux qui ne savent pas à quoi servent les archives.
Heureusement, l’ignorance sur l’utilité des archives ne touche pas tout le monde. Pour preuve, les entrepreneurs privés victimes d’un incendie: quand il s’agit de rebâtir des édifices ou d’acheter à nouveau des équipements, on a recours aux indemnités d’assurance; mais si l’on a perdu les archives, l’entreprise doit faire face à des difficultés bien plus graves.
Les quatre utilités fondamentales des archives sont :
- Prouver ses droits,
- Rappeler ce qu’on a fait et utiliser l’expérience pour agir,
- Connaître pour comprendre ce que d’autres ont fait ou découvert,
- Se rendre compte de son identité et créer la cohésion sociale.
Prouver ses droits.
On sait tous que l’on perd dans les controverses si l’on ne dispose pas de documents juridiquement valables. Si on nous demande par erreur de payer deux fois la même facture, comment se défendre sans avoir gardé le reçu du payement effectué ?
Un exemple dramatique pendant les récentes guerres des Balkans: la destruction des actes d’état civil par les milices serbo-bosniaques afin d’empêcher les réfugiés de rentrer en possession de leur maisons. Il a fallut après reconstituer péniblement les archives brulées, sur la base d’autres documents et de témoignages oraux incertains.
Rappeler ce qu’on a fait est une exigence typique des administrations, mais aussi des individus.
L’histoire du patient enregistrée sur la fiche médicale sert à mieux envisager les nouveaux soins. Connaître les parcours des installations à l’intérieur des murs d’un bâtiment grâce aux plans d’architecte, est essentiel pour l’entretien à des frais réduits.
Capitaliser l’expérience accumulée par une entreprise ou une administration dans le temps est une autre fonction pour laquelle les archives sont une ressource précieuse.
Connaître pour comprendre ce que d’autres ont fait ou découvert.
La transparence de l’administration est essentielle pour permettre au citoyen d’exercer son rôle dans une societé démocratique. Mais les archives sont aussi de vastes gisements d’informations, aussi bien techniques que scientifiques, car toutes les disciplines ont une histoire: l’étude du climat, des tremblements de terre ou des avalanches est un exemple montrant l’importance vitale que des documents très anciens peuvent avoir encore aujourd’hui. Un autre exemple: il est évident l’intérêt commercial de pouvoir réutiliser des modèles et dessins de valeur technique ou artistique.
Se rendre compte de son identité et créer la cohésion sociale.
C’est un désir universel que de ne pas vivre chacun isolé dans sa propre expérience individuelle, mais de placer sa propre aventure humaine dans un cadre plus large de mémoire familiale, sociale, professionnelle, citoyenne, nationale et au delà… Chacun sent l’exigence de retrouver des racines profondes, rassurantes, même si l’on oublie souvent que le passé comprend non seulement des lumières mais aussi d’inévitables obscurités. C’est aux seuls aspects positifs que d’habitude on fait recours pour se dessiner une identité, bâtie en sélectionnant et simplifiant les traces de son passé.
Dans les grandes archives des Etats, protégées longtemps par le secret, on trouve des témoignages (semblables à certains souvenirs personnels périlleux) sur l’utilité de conserver même la trace des fautes commises, et des faillites à éviter en des circonstances analogues.
Que l’on pense d’ailleurs à quel point il est important de considérer le sentiment d’appartenance dans la culture des employés en cas de fusion d’entreprises; c’est aussi le cas de Communes contraintes à fusionner par des décisions supérieures, sans que les administrés directement intéressés aient pu participer au projet.
Le besoin d’identifier soi-même ne signifie pas nécessairement avoir peur du nouveau : si tous avaient toujours refusé toute évolution de leur propre identité, on n’aurait jamais fait des progrès. Mais l’héritage historique est une donnée qu’il ne convient pas d’ignorer, pour ne pas bâtir sur du sable.
A quoi servent les archivistes ?
Ce n’est probablement pas le métier le plus ancien du monde, mais les gravures rupestres de la préhistoire nous racontent que tôt déjà, les hommes ont commencé à garder la mémoire de choses considérées comme utiles.
Aujourd’hui les archivistes travaillent sur trois fronts :
- Vers le passé, en conservant de façon correcte et offrant à la consultation les documents sélectionnés en vertu de leur valeur juridique et historique permanente,
- Vers le présent, en contribuant à l’organisation et au fonctionnement des archives courantes, instruments d’efficacité administrative et de transparence démocratique,
- Vers le futur, se dévouant à sauvegarder – par des stratégies méditées – des archives toujours plus grandes et plus fragiles à cause de l’obsolescence accélérée de la technologie.
Considérant l’utilité particulière de leur travail pour les administrations publiques et pour tous les citoyens, les archivistes sont convaincus que la disparition progressive de cette profession du monde du travail (en période de crise, on commence par sacrifier les services qui paraissent des luxes superflus) fera sentir ses effets négatifs sur la longue durée, lorsqu’il sera très difficile, sinon impossible, de se rattraper.
On dit que l’Administration publique doit réduire son poids, comme si elle était une sangsue qui vampirise la société civile. Or, il est bien possible que certaines branches de l’Administration méritent un bon régime amaigrissant. Mais dans le domaine des archives, à quoi serviront des documents numériques, dont on ne comprendra plus avec certitude qui les a produits, pour quelles finalités, s’ils ont été manipulés dans le temps et par qui ? Et que faire des patrimoines historiques après les avoir abandonnés à la détérioration ?
Le travail des archives ne supporte ni simplifications, ni d’économies d’échelle parce que chacune des archives est unique, même si elles sont soumises à un modèle uniforme : les archives d’une Commune, d’une paroisse, d’une entreprise, sont le reflet de leur activité et organisation documentaire spécifique, donc toutes différentes de celles des institutions de la même catégorie et pas seulement pour des raisons de quantité de documents. D’ailleurs la privation du relais générationnel, limitant au compte-gouttes le recrutement du nouveau personnel public, fait obstacle à l’apprentissage d’un métier difficile, qui conseille de travailler un temps suffisamment long côte à côte avec des collègues experts.
Pourquoi les archives sont-elles invisibles ?
La crise des archives n’est pas principalement technique, ni économique (et pourtant!) mais de caractère intellectuel et moral. Si des personnages importants, à tous les niveaux, ont des difficultés à se rendre compte de la fonction et de l’importance des archives, les archivistes, de leur coté, haletants parmi les obligations quotidiennes, ont tendance à sous-estimer le fait que cette invisibilité fait peser de graves dangers sur les archives et sur ceux qui s’en occupent.
A la limite, le grand public arrive un peu à connaître de grandes institutions de conservation historique comme certaines Archives d’Etat ou de grandes Communes, parce que de temps en temps on y fait quelques belles expositions ou quelques découvertes éclatantes, rélayée par les média avec clameur à défaut d’exactitude. Toutefois, ceci n’est que la pointe de l’iceberg. Les archives sont partout, bien qu’on les prenne en considération seulement lorsqu’on ne trouve pas les documents dont on a besoin. Elles sont l’essence et le lubrifiant qui assurent le fonctionnement du grand mécanisme de notre société.
Les archives sont comme les souvenirs pour une personne : on sait bien que perdre la mémoire est une des pires tragédies qui puisse nous arriver. A quoi sert d’avoir un portable si on ne sait plus qui sont les personnes inscrites dans le répertoire, ou d’avoir un trousseau de clefs dans sa poche si l’on a oublié son adresse ?
Les racines complexes de la crise.
Est-ce l’école qui n’a pas expliqué aux futurs citoyens que les documents des archives sont la défense de leurs droits ?
Est-ce la politique qui peine à regarder au-delà de l’horizon d’une seule législature ?
Ou bien est-ce la crainte de paraître passéiste qui empêche ceux qui tiennent les cordons de la bourse de s’occuper de choses qui semblent sentir le moisi ? Et pourtant les curiosités historiques (certains journalistes les appellent sucreries) suscitent toujours l’intérêt du public.
Ou encore est-ce la peur que les archives ne révèlent des informations embarrassantes ? Mais cette crainte devrait concerner uniquement ceux qui n’ont pas bonne conscience. Et d’ailleurs, presque tous les anciens embarras, aujourd’hui font sourire.
Les avatars des archives par les temps qui courent.
Tout système politique et social influence l’organisation des archives.
Les Etats de l’absolutisme gardaient le secret des archives, mais ils savaient regarder loin, dans le passé comme dans le futur, car ils étaient conscients de l’utilité des archives comme instruments de gouvernement.
A partir du XIXe siècle, deux grandes catégories d’archives ont été séparées. D’un coté, les anciennes, considérées comme les greniers de l’histoire et donc confiées à des institutions à vocation essentiellement historique (l’Etat-Nation a besoin de se renforcer par une histoire idéologisée). De l’autre côté, dans une catégorie à part, ont été considérées les archives administratives, ayant une utilité opérationnelle immédiate pour les pouvoirs publics.
Avec l’avènement de la démocratie, le peuple étant désigné comme le titulaire de la souveraineté, la séparation des deux catégories d’archives tend à se recomposer, du moins théoriquement. Donc, la conservation et l’usage des archives historiques, ainsi que le fonctionnement courant des archives de l’administration publique, sont pareillement soumis tous les deux à l’obligation d’impartialité, indispensable à une société pluraliste.
Vivre en période de faiblesse économique globale signifie qu’il faut opérer des choix rigoureux dans la dépense. On a donc besoin de nouvelles priorités. Certes, le devoir d’éliminer tout gaspillage s’applique aux archivistes aussi. Mais une société peut-elle se permettre de se priver des fonctions des archives et renoncer au professionnalisme qu’elles exigent ?
Quelques exemples concrets de l’utilité des archives.
Celui qui achète une voiture, un appartement, une parcelle de terrain, celui qui obtient un diplôme, celui qui a travaillé pour une administration publique, qui demande une déclaration ou une autorisation d’un bureau public, qui a droit à un salaire ou à un traitement de pension correctement calculé, qui a besoin d’une intervention d’urgence : ce sont toutes des personnes qui ont intérêt à ce que les archives soient bien organisées et gérées par des professionnels.
Le médecin a besoin de connaître l’histoire du patient pour formuler son diagnostic, donc il est essentiel qu’on puisse trouver rapidement la fiche médicale, les rapports, les radiographies, de préférence en format électronique mais au moins plus modestement en format analogique.
Pour la prévention de certaines maladies, il faut des études sur la longue durée. Le cancer provoqué par les fibres d’amiante peut se développer trente ans après l’exposition. Il faut donc, par exemple, des recherches approfondies dans les dossiers du personnel des entreprises ayant travaillé dans des contextes dangereux.
Pour étudier, dans l’intérêt public, certains phénomènes sociaux comme la délinquance juvénile, on a besoin de recherches extrêmement délicates sur les données personnelles conservées par différentes administrations publiques.
Pour restaurer un bâtiment ancien, il faut connaître comment il a été conçu et construit. Pour faire le plan d’un bâtiment contemporain, il faut étudier les types de services qu’il devra fournir et le contexte urbain ou il devra s’insérer.
Pour gérer correctement et avec efficacité le phénomène de l’immigration, il faut collecter les informations nécessaires aux bureaux publics de tous les niveaux et des organismes d’assistance privés, toutes des archives qui exigent le maximum de rigueur pour la sauvegarde de la confidentialité de la vie privée.
Pour interpréter au mieux le rôle d’orientation de la politique dans le sens le plus noble du terme, il faut méditer sur les conditionnements et les opportunités que le temps révolu nous a laissés en héritage.
L’étude de l’histoire, toujours utile pour la formation critique du citoyen, permet aussi d’aborder avec plus d’intelligence des questions d’actualité.
Par exemple : quels avantages et défauts ont-ils été constatés dans les solutions adoptées à différentes époques pour faire face au déficit du budget de l’Etat ? Comment un certain type de criminalité est-il né et s’est-il développé ? Comment le “miracle économique” italien de l’après-guerre s’est-il réalisé ? Comment et avec quels résultats a-t-on combattu l’analphabétisme après l’unification de l’Italie ? Comment les envahisseurs Lombards et les populations romanisées du nord de l’Italie médiévale ont-ils appris à vivre ensemble ?
La liste des questions pourrait s’allonger presqu’à l’infini…
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Remerciements.
Bruno Delmas, professeur à l’Ecole des chartes de Paris, pour les suggestions tirées de son livre “La société sans mémoire”, Paris, Bourin 2006.
Les membres de l’Association nationale archivistique italienne et tous les archivistes qui ont donné directement ou indirectement des idées pour ce manifeste.
Les collègues et amis qui ont aidé le rédacteur de ce texte en version française.